Quand la science du passé éclaire notre futur
La montée des eaux dans l’histoire
Les eaux des océans étaient tranquilles depuis six mille ans. Depuis l’ère industrielle, elles s’élèvent à un rythme tel qu’elles gagneront près d’un mètre sur les terres avant la fin du siècle, recouvrant certains atolls, pénétrant les deltas et leurs terres fertiles, infiltrant les métropoles côtières, faisant reculer les littoraux qui abritent 40 % de l’humanité. Conséquence directe des changements climatiques, cette élévation éclair du niveau des mers inquiète les décideurs, intrigue les scientifiques. Certains ont entrepris de compulser les archives géologiques gardant la trace des variations du niveau marin en quête d’un épisode analogue. Nous avons rencontré deux géomorphologues des universités de Bremen et de Pise qui auscultent les littoraux, à la manière de grimoires détenant les formules de notre futur.
La mer a laissé d’innombrables indices de son passage, de ses inlassables va-et-vient, de son empire des temps anciens. De nombreuses côtes tropicales arborent des coraux fossiles à quelques mètres au-dessus du rivage. Il y a cent mille ans, ces organismes marins étaient ensevelis sous l’océan, comme une partie des falaises qui bordent la Méditerranée. Les vagues de cette mer du passé ont creusé des rampes linéaires à neuf mètres du ressac actuel. Des cavités sous-marines du Cap Noli en Italie témoignent du déferlement des vagues au temps où la mer s’étalait quelques mètres plus bas, durant l’Holocène. Récifs coralliens, terrasses marines, plages paléolithiques englouties, récifs fossiles au fond des lagunes, bancs de sable, crans de marée gravés dans la roche, grottes marines fouillées par le ressac… Les signes ne manquent pas, et pour en déduire le niveau des océans du passé, les scientifiques doivent résoudre une équation complexe qui n’a cessé de s’ajuster au fil des âges. Cependant, depuis des millions d’années, elle se joue entre les mêmes variables, à savoir les paramètres orbitaux de notre planète, le climat, les calottes polaires et les mouvements tectoniques. « La Terre a connu des climats plus chauds par le passé, et chaque fois les eaux du globe se sont élevées. Mais ces changements se sont toujours déroulés sur des centaines ou des milliers d’années », expose le chercheur italien Alessio Rovere, l’un de nos deux guides à travers les climats chauds du passé. Un voyage qui pourrait bien être une exploration de notre proche avenir, placé sous le signe de la montée des eaux.
L’océan géant au temps des australopithèques
Il y a 3 millions d’années (Pliocène supérieur)
Le Pliocène supérieur marque l’entrée dans un monde d’alternances de glaciation et d’interstades chauds tous les 40 000 ans[1]. Au temps où vivait notre cousine éloignée, l’australopithèque Lucy, le climat terrestre est 2 à 3°C plus chaud que celui que nous connaissons. Les continents sont à une centaine de kilomètres de leur position actuelle. L’isthme de Panama s’est refermé, ce qui a réorganisé la circulation de l’Atlantique, amenant des eaux chaudes vers le Nord. L’atmosphère comporte alors les mêmes quantités de CO2 que l’atmosphère actuelle (environ 400 parties par million), mais elle est la conséquence d’une accumulation de millions d’années. Sous l’effet du réchauffement, les calottes polaires perdent jusqu’à 40 % de leur volume, libérant des masses d’eau considérables. Le niveau de la mer culmine alors à 22 mètres au-dessus du niveau actuel, une estimation qui doit intégrer des marges d’erreur d’une dizaine de mètres tant ces temps lointains laissent des indices rares et difficiles à dater[2]. C’est dans cet océan géant que vit le grand requin Megalodon, puissant prédateur capable de s’attaquer aux baleines alors en pleine évolution.
Les indices
Les indicateurs de cette période se sont érodés avec le temps. Cependant, l’île de Majorque renferme des grottes ornées de stalagmites qui, il y a plusieurs millions d’années, rencontraient la surface de la mer du Pliocène. Le niveau supérieur de cette mer d’avant l’histoire a également laissé une bande claire qui se trouve aujourd’hui à plusieurs kilomètres à l’intérieur des terres américaines. Cette couche géologique durcie constituée de galets de plage fossilisés, véritable paléorivage, s’étend le long de la côte atlantique des Etats-Unis, et de la Virginie à la Floride.
« On utilise le Pliocène à la fois comme un climat analogue au climat actuel, du fait du taux de CO2, et comme une préfiguration du monde à venir puisque cette période est sensiblement plus chaude, précise Mattéo Vacchi, géomorphologue à l’université de Pise. Même s’il faut effectuer ces comparaisons avec beaucoup de prudence, le Pliocène nous intéresse aussi parce que l’impact humain sur le climat est absent à cette période où quelques milliers d’australopithèques peuplent la Terre, ce qui nous permet de différencier les effets naturels de l’anthropo-pollution qui surviendra quelques millions d’années plus tard… »
9 mètres plus haut quand Homo sapiens quitte l’Afrique
Il y a 125 000 ans (Pléistocène)
La dernière fois que le climat était plus chaud qu’aujourd’hui, c’était il y a 125 000 ans, lors du dernier âge interglaciaire[3]. Les terres africaines où s’épanouit homo sapiens sont aussi vertes et peuplées que nos dernières grandes forêts tropicales. « Cette période nous permet d’étudier une situation très proche de la nôtre et plus facile à étudier que le Pliocène », explique Alessio Rovere de l’université de Bremen dont les travaux se centrent sur cette période.
Les forages profonds réalisés dans les glaces polaires ont permis de détecter, dans les bulles d’air de ces âges oubliés emprisonnées dans la banquise, des concentrations de gaz à effet de serre légèrement plus élevées que les niveaux préindustriels (280 millions par parties). La température moyenne est plus élevée d’1,5°C, atteignant jusqu’à 5 degrés de plus en Antarctique puis au Groenland, qui bénéficient successivement d’un ensoleillement estival exceptionnellement intense du fait de l’orbite terrestre. Dans ce lointain passé, les glaces qui enserrent les pôles sont réduites, et le niveau marin s’en trouve plus haut de 5 à 9 mètres, selon les estimations. Les modèles climatiques actuels prévoient qu’en 2100, avec le réchauffement et l’accumulation des gaz à effet de serre, nous devrions retrouver les conditions climatiques d’il y a 125 000 ans.
Les indices
Les nombreuses plages fossiles de Méditerranée, situées à quelques mètres au-dessus des plages actuelles, sont de précieux témoins de cette période, comme les dépôts de coquillages appelés « panchina » que l’on retrouve sur le pourtour méditerranéen. Mais l’un des meilleurs marqueurs de cette mer ancienne est la falaise d’Orosei en Sardaigne, une zone sismique très stable. « A l’endroit où la mer actuelle vient buter sur la roche, une entaille de marée se dessine. La même signature linéaire marque le calcaire 9 mètres plus haut : cette encoche s’est formée il y a environ 125 000 ans, comme l’attestent les dépôts que nous avons mesurés », commente Alessio Rovere.
L’océan au temps de l’apparition de l’agriculture
Il y a 10 000 ans (Holocène)
Cela fait bientôt 80 000 ans que l’âge de glace sévit sur l’hémisphère nord pris dans une gigantesque gangue de glace de plusieurs kilomètres d’épaisseur. Lors de l’apogée de cet âge de glace, il y a 20 000 ans, le niveau marin s’est considérablement abaissé, tombant à 120 mètres sous la surface actuelle. La Sibérie et l’Alaska se relient alors à pied sec, et les glaces prennent les terres jusqu’à la côte ouest française. Mais en quelques millénaires, une nouvelle configuration astronomique aidant, le climat se réchauffe, les glaces fondent, les forêts remplacent la steppe glacée qui recouvre l’Europe où survivent, dans des îlots, une poignée d’hommes chasseurs de bisons, de chevaux et d’antilopes. Le niveau de la mer ne cesse de remonter jusqu’à nos jours, connaissant une hausse rapide il y a 14 500 ans, où les eaux grimpent de 20 mètres en 500 ans. La fonte des glaces libère des masses d’eau énormes qui élèvent le niveau des mers à un rythme atteignant jusqu’à 40 millimètres par an. Telle était l’aube des temps holocènes qui ne tardent pas à libérer la biodiversité dont nous avons hérité, puis à voir s’épanouir les premières sociétés agricoles, il y a 10 000 ans. Le niveau des mers continue de monter à un rythme de croisière qui se ralentit nettement depuis 6 000 ans, à raison de 0,25 à 0,5 mm/an, avant de connaître une nouvelle accélération dans l’histoire très récente de l’Anthropocène où l’homme a pris le pas sur les cycles naturels.
« Le grand problème qui nous occupe est celui de l’accélération rapide de la montée des eaux. Depuis le début du XXe siècle, en Méditerranée, le niveau de la mer monte de 1,3 millimètre par an en moyenne, soit presque trois fois plus rapidement que durant les 6 000 dernières années », expose Matteo Vacchi.
Les indices
L’équipe de Matteo Vacchi a travaillé sur la Méditerranée et a rassemblé un millier d’indices, datés au carbone 14, qui montrent que le niveau marin n’a cessé de remonter depuis l’Holocène. Ces signes que la mer d’il y a 10 000 ans a laissé sont aujourd’hui engloutis, comme les étonnantes paléo-plages submergées de Sardaigne ou de Corse découvertes à des profondeurs de 30 mètres à 30 centimètres sous le niveau actuel.
À l’horizon 2100
Anthropocène
Les scénarios du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) prévoient une élévation moyenne du niveau de la mer allant de 52 à 190 cm, pour les plus pessimistes, la majorité s’accordant autour d’une valeur approchant le mètre. Le processus, en passe de devenir l’un des effets majeurs du changement climatique, est déjà en marche. Submersion programmée pour certains atolls du Pacifique, dont l’archipel des Kiribati ou les Maldives qui misent sur la construction d’îlots artificiels ; les eaux guettent la base de lancement spatial Cap Canaveral en Floride ; des grandes villes côtières comme Londres, Amsterdam, New York, la Nouvelle-Orléans, Miami et de nombreuses métropoles d’Asie rivalisent de stratagèmes pour contrer l’inévitable montée des eaux, d’autres parties du globe devront s’y résoudre, comme un pan entier du Bangladesh ou la Hollande qui se livre déjà à des exercices nationaux d’évacuation.
[1] Ces « cycles de Milankovitch » sont dus à des paramètres orbitaux, notamment la trajectoire et les mouvements de notre planète par rapport au soleil (précession des équinoxes, excentricité et amplitude de l’obliquité qui module la distribution de l’ensoleillement selon les latitudes).
[2] La marge de précision est de 100 000 à 200 000 ans.
[3] L’ère du Pléistocène succède au Pliocène il y 2,6 millions d’années. Cette période est marquée par l’alternance de longues périodes glaciaires et d’âges plus chauds, cycle qui s’étendent désormais sur une durée de 125 000 ans et sont d’une plus grande intensité.