Ces poissons tropicaux qui valent de l’or

par | Fév. 10, 2021

Enquête sur un commerce méconnu

Archipel aux dix-huit milles îles, l’Indonésie possède la moitié des récifs coralliens de la planète. Le pays est aussi est l’un des principaux exportateurs de poissons de récifs vivants, un commerce florissant en Asie du Sud-Est qui fragilise un écosystème unique au monde. Présidant, aux côtés de Monaco et de l’Australie, la gouvernance de l’Initiative internationale pour les récifs coralliens (ICRI), l’Indonésie a entrepris de poser les jalons d’une pêche récifale durable. C’est dans ce contexte qu’une étude visant l’amélioration et la structuration des pratiques a été commanditée par le Secrétariat de l’Initiative, avec le soutien du gouvernement indonésien.  La biologiste Yvonne Sadovy, de l’université de Hong Kong, a conduit cette enquête qui décrypte les enjeux d’un commerce mondial méconnu.

Les données satellites géolocalisant les navires de pêche industrielle sont formelles : 55 % des océans sont exploités (soit quatre fois plus que la surface occupée par l’agriculture sur terre). 31 % des stocks de poissons sont surexploités dans le monde. Mais ces chiffres émaillant les rapports des Nations Unies ne font nullement état d’une pêche certes plus discrète, artisanale, parfois clandestine, néanmoins impactante, celle des poissons de récifs coralliens. Leur commerce a prospéré dans toute l’Asie du Sud-Est dans les années quatre-vingt-dix, avant de connaître, depuis les années deux mille, une crise relative à l’épuisement de la ressource au point que certains pays cessent de l’exporter.

Estimées à un volume annuel de 20 000 à 30 000 tonnes, soit 0,02 à 0,03 % des poissons pêchés dans le monde[1], les prises des six principaux pays exportateurs[2] transitent par Hong Kong, point névralgique de ce marché de niche qui achalande les restaurants haut de gamme de toute la Chine, mais aussi Taïwan, Singapour et autres mégapoles du monde. Les mérous ont la préférence des gourmets qui se laissent aussi tenter par les poissons labres, vivaneaux ou empereurs, pourvus qu’ils soient panachés de couleurs, rainurés, mouchetés ou rayés – les rouges étant les plus prisés. Le spécimen est choisi à même l’aquarium avant d’être cuisiné par le chef et, moyennant quelques centaines de dollars, l’établissement offre à sa clientèle huppée un met rare au summum de fraîcheur.

Depuis vingt ans, la mobilisation internationale a néanmoins conduit à une meilleure prise en compte de l’intérêt écologique des espèces récifales et des plans d’action nationaux se sont multipliés pour encadrer la marchandisation des poissons vivants. Une démarche vertueuse qui demande à être soutenue, compte tenue de la persistance de pratiques irresponsables aux frontières de la légalité et d’une économie à deux vitesses à la défaveur des populations littorales dont la subsistance repose sur des ressources marines sous-évaluées.


« L’Indonésie possède à elle seule plus de 50 % des récifs coralliens du monde, elle a tout intérêt à en prendre soin ! »

Eclairage

Yvonne Sadovy, biologiste à l’université de Hong Kong, mandatée par l’ICRI pour réaliser l’étude

Mesure, réciprocité, durabilité…, des vœux pieux quand la chair de ces poissons rares se monnaie à prix d’or ?

Malgré de multiples initiatives entreprises, les solutions pour faire évoluer l’activité dans une direction plus durable se heurtent à de nombreux écueils : la surpêche semble être plus répandue dans des sites toujours plus éloignés, la demande d’export augmente pour satisfaire un nombre de consommateurs en expansion, plusieurs espèces sont maintenant considérées comme menacées, les regroupements des poissons en période de reproduction sont traqués, la pêche au cyanure persiste, et les pratiques illégales se poursuivent dans plusieurs pays exportateurs qui, pour la plupart, ont du mal à gérer ce commerce.

Certains ne font même pas l’effort ! De plus, du fait de la surpêche, les juvéniles sont de plus en plus la cible de cette pêche : capturés bien avant de pouvoir se reproduire, ils sont vendus tels quels, ou encore mis en écloserie où ils sont élevés jusqu’à atteindre leur taille adulte. La production en écloserie représente aujourd’hui au moins 50 % de ce commerce. Une pratique qui conduira à l’épuisement de la ressource sans gestion.

Sur quelle réglementation les Etats peuvent-ils s’appuyer pour faire évoluer les pratiques de pêche ?

Les espèces inscrites à la CITES qui transitent par Hong Kong sont assez bien contrôlées. Cependant, pour les espèces non inscrites, qui représentent la majorité, il n’existe pas encore de réglementation spécifique concernant leur commercialisation alors que certaines sont menacées et figurent sur la liste rouge de l’IUCN. Par ailleurs, il y a une tolérance du commerce illégal aux Philippines comme dans bien des parties de l’Indonésie. Il reste que la marchandise écoulée par avion est sous-évaluée, dans le but de réduire les taxes, et les bateaux, moins contrôlés, transportent parfois des poissons non autorisés. La clandestinité et la sous-évaluation n’incitent pas les gouvernements à voir dans cette activité une filière suffisamment rentable pour être restructurée, comme c’est le cas pour le lucratif commerce du thon. L’enjeu est donc la reconnaissance de la valeur économique des produits issus de cette pêche qui engage les revenus et la subsistance de très nombreux pêcheurs dans ces pays.

Malgré ce bilan, votre étude souligne des avancées significatives qui laissent entrevoir une mutation positive de la pêche récifale ?

Nous avons pu relever des pratiques positives dans les différents pays exportateurs. L’Australie, qui exporte principalement le mérou léopard, a mis en place un système de régulation des prises en fonction de la taille des poissons et un quota annuel d’exportation, ce qui a donné de bons résultats. Aux Maldives, le gouvernement a imposé des tailles minimales et prévoit activement de gérer le commerce du poisson de récif. Les Philippines souhaitent interdire la pêche lorsque les mérous se regroupent chaque année en grand nombre pour se reproduire. Ils sont alors très vulnérables. Interdire ces sites, voilà une excellente mesure. Encore faudra-t-il pouvoir l’appliquer dans ces îles où le braconnage est très répandu… L’Indonésie a quant à elle assez bien géré le cas des Napoléons* en appliquant les recommandations de la CITES qui ont permis une dynamique de renouvellement de l’espèce dans une zone où la pression de pêche a réduit.

Les prises de position des Etats ont des répercutions puissantes. Mais le changement dépend aussi des personnalités politiques et d’acteurs économiques clés. J’aimerais parler de Heru Purnomo, le plus gros exportateur indonésien de poisson de récifs, une personnalité très inspirante. Quand je l’ai rencontré il y a des années, c’était un marchand de pêche comme les autres. Mais dès lors qu’il a pris conscience des enjeux écologiques de ce type de pêche, il a changé d’orientation. Voyant que les Napoléons se faisaient rares dans la partie est de l’archipel, il a arrêté de les acheter, a misé sur la redynamisation de l’espèce et s’est engagé personnellement dans des programmes de suivi. Il refuse aujourd’hui tous les poissons capturés au cyanure ou les juvéniles de moins de 600 grammes. « Si un jour nous perdons le poisson, qu’en sera-t-il de nos vies ? », dit-il souvent aux quelques 4 500 pêcheurs avec lesquels il travaille. Il exporte 40 % des poissons de récifs de l’archipel. Quand un homme comme lui change d’optique, c’est déjà une partie du monde qui change. Côté importateur, les hôtels et restaurants luxueux de Hong Kong cherchent de plus en plus à se tourner vers des produits qui obéissent à certaines normes environnementales et éthiques. C’est néanmoins un vrai challenge car la pêche durable est à ce jour une exception. Cette tendance encore émergente pourrait se renforcer du fait de la pression des consommateurs de plus en plus sensibilisés, des ONG, des pays membres de l’ICRI et des pays importateurs.

Quel est le rôle que peut jouer l’ICRI ?

En tant que forum international, l’ICRI expose les problématiques qui affectent les récifs coralliens du monde entier et promeut auprès des Etats tous les éléments d’une démarche stratégique en faveur de la préservation des récifs coralliens. Vingt membres de l’ICRI ont répondu à un questionnaire qui a permis l’élaboration de ce rapport. Nous avons pu dresser l’état des lieux d’un commerce en pleine mutation et fournir un socle pour engager de nouvelles mesures. Nous avons besoin de ponts pour tirer les problématiques locales vers le mieux, en particulier pour ce type de commerce. L’ICRI pourrait aussi encourager les pays importateurs à préciser leurs conditions, par exemple, à n’importer que des poissons de récifs issus de la pêche durable. Les réglementations très fortes de l’Union européenne sur les thons importés d’Indonésie ont eu une influence sur la structuration de cette pêche, c’est très efficace. L’ICRI peut également soutenir la pêche durable qui utilise des engins de pêche non destructifs afin de réduire les dommages à l’écosystème récifal.

Comment expliquez-vous les difficultés de structuration d’un commerce qui a une dimension internationale ?

Sans toujours le réaliser, nous pensons bien souvent que l’océan est si vaste, qu’il contient tant de poissons, qu’il y a tant de récifs dans le monde, des centaines de milliers de kilomètres carré, que nous ne pouvons pas l’endommager. Et pourtant si, nous pouvons tout abîmer ! La mer a des limites biologiques et nous avons à vivre avec. Si nous ne dépassons pas cette représentation presque inconsciente d’une mer infinie, nous ne pouvons imaginer l’existence même d’un problème. Dès lors qu’on le considère, les choses changent. Et l’histoire du commerce des poissons vivants de récifs en témoigne : après une exploitation aveugle, on assiste à une prise de conscience progressive, et lentement, même si l’exploitation aveugle continue dans certaines zones, à une mutation vers une gestion durable des ressources marines. L’Australie et les Maldives prévoient d’élaborer un plan de pêche sur les récifs vivants et essaient déjà de protéger les mérous juvéniles. De toutes façons, si ces ressources marines ne sont pas correctement gérées, les récifs et tous les services qu’ils procurent à l’humanité vont continuer de décliner.

Le Napoléon (Cheilinus undulatus), victime de la surpêche de récifs

En 2004, cette espèce de la famille du labre intègre l’annexe II de la Convention internationale des espèces de faune et de flore menacées d’extinction (CITES), rejoignant ainsi le clan des espèces « en danger d’extinction ». Comme tous les prédateurs (dont les mérous), le Napoléon joue un rôle fondamental dans le maintien de son habitat. Il est l’un des seuls prédateurs de la l’étoile de mer « couronne du Christ » qui se nourrit de corail et peut détruire de nombreux récifs. En raison de leur cycle biologique très lent, et de leurs grands rendez-vous présidant à leur reproduction, de nombreux poissons de récifs, dont le Napoléon, sont des cibles idéales de la surpêche. L’Indonésie est le seul exportateur légal de l’espèce, avec un quota annuel fixé à 2 000 spécimens. De fortes baisses se sont produites depuis sa première exploitation : le poids moyen de capture est passé de 70 kg en 1995 à 20 kg en 2000, puis à 1 à 3 kg en 2017. En 2018, l’Indonésie a introduit un quota d’exportation supplémentaire de 40 000 poissons issus de la mariculture (élevage des juvéniles sauvages en écloserie), une activité non durable qui échappe à tout contrôle.

[1] La production mondiale annuelle de la pêche de capture s’élève à plus de 90 millions de tonnes et le volume de poissons exportés représente 143 milliards de dollars (d’après le dernier rapport de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture). Les transactions du commerce de poissons vivant s’élèvent quant à elles à un milliard de dollars chaque année.

[2] Indonésie, Philippines, Malaisie, Maldives, Thaïlande, Australie.